thé, crackers et cinéma
a r c h i v e s
 



Numéro 10
5 Avril 1995
Cher Docteur,


Sommaire
A propos des journalistes cinéma et de la presse





























Je suis venue à votre cabinet il y a environ deux ans. Vous m'avez auscultée 15 secondes et j'ai perdu 100 Francs. Avec ma chance habituelle, j'étais tombée sur un médecin de gauche non conventionné ! Enfin, depuis le temps, je vous ai presque pardonné.

Aujourd'hui, je vous écris pour vous demander conseil. Voilà, depuis quelques semaines, j'ai les chevilles qui gonflent. Je pense que c'est psychosomatique : depuis que je me suis aperçue que je pouvais avoir les mêmes idées que les journalistes les plus branchés de la place de Paris, je ne me "sens" plus. Je vous explique : depuis le 1er Février, j'écris des lettres ouvertes à des personnalités ou à des inconnus que j'envoie notamment à de grands journalistes. Le 15 mars, Les (nouveaux) Inrockuptibles ont également inauguré une rubrique de lettres ouvertes (Ping Pong)... En réalité, ce n'est pas la première fois que j'ai les chevilles qui enflent, mais à la première alerte, je ne m'étais pas inquiétée : le 13 janvier 1993, j'ai sorti un bilan de l'année cinéma écoulée, les films critiqués étaient illustrés par leurs affiches, la liste des meilleurs longs-métrages était augmentée d'un adjectif précisant l'intérêt du film, du style touchant, brillant, plaisant, bizarre... Le 24 février, Studio Magazine sort sa nouvelle formule. Dans la rubrique critique, les photos sont remplacées par l'affiche, le film caractérisé en un mot : littéraire, barbant, bizarre... Avec un Mac et une photocopieuse, j'avais égalé le directeur artistique du magazine le plus luxueux de mon kiosque à journaux. Je me demande si les idées ne sont pas dans l'air et tombent tout d'un coup - presque - en même temps. Si ça se trouve, ce phénomène a un rapport avec la loi de l'attraction universelle... Qu'en pensez-vous ?

J'ai aussi de fréquents maux de tête lorsque je lis la presse. Il y a des mots, des idées, des noms qui me rendent complètement zinzin. Je pense néanmoins que mon cerveau fonctionne normalement : aux derniers tests d'aptitude, je savais faire la différence entre un rond et un carré... En clair, je suis terrifiée de voir que les gens de ma génération "raisonnent" exactement comme leurs professeurs, ils reprennent les mêmes idées, citent les mêmes références sans réfléchir alors même que l'Histoire a révélé la faillite des croyances de leurs aînés. En France, "il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron", c'est un fait. Ici, la vérité ennuie. On préfère nier une réalité qui dérange et laisser libre cours à son imagination au nom de la liberté de penser... de travers. Evidemment, les anglo-saxons ne comprennent absolument pas pourquoi, dans notre pays, les médiocres sont et demeurent des références. Je vois deux raisons à cela : ceux qui dominent le tintamarre médiatique, qui font et défont les idées et les gens, vivent dans un monde virtuel où le bons sens a abdiqué. Cette nouvelle élite n'a pas pour objectif d'obtenir des résultats, la rationalité l'exaspère. Deuxième raison, tout individu ou groupe d'individus, préfère persister dans l'erreur plutôt que d'avouer ses fautes. Lorsque dans Les Inrocks, Serge Kaganski défend en vrac Libé et les Cahiers, Lefort et Tesson, Godard et Pialat et se présente comme un enfant de Daney et Bory, toutes ces fausses valeurs vides ou essoufflées, j'ai la faiblesse de penser que le journaliste les embrasse pour mieux les étouffer afin de mieux s'affirmer... Moi aussi, j'ai envie de dire que j'aime Libération pour ses critiques pertinentes sur les films, Les Cahiers pour leur projet d'écriture, Lefort pour son objectivité, Godard pour le plaisir qu'il nous procure, Daney pour son côté visionnaire... Hélas, je crains que les gens me prennent au premier degré. Vous voyez ces maux de tête incessants ne partiront pas avec un cachet d'aspirine. Docteur, que dois-je faire ?

 

Florence Guernalec

 

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