thé, crackers et cinéma
n o t e s

   

Essai pour une nouvelle définition du cinéma
par Florence Guernalec - 1992


Le cinéma français "marche sur la tête". La majorité des films naviguent entre le documentaire à portée sociologique et le téléfilm à trois sous. Si beaucoup de spectateurs n'y trouvent pas leur compte, la critique dans son ensemble apprécie ce drôle de cinéma. La paresse intellectuelle consiste à ramener ce divorce à une opposition entre "films commerciaux" et "films d'auteur". Pour une nouvelle définition du cinéma.

   


1992

Pour une nouvelle définition du cinéma

1ere
partie
:
"LE CINEMA MIROIR"


John Cassavetes
et Gena Rowlands















 

 

 

 

 

"Le cinéma est un art réaliste ; l'enregistrement audiovisuel de ce qui est" disait Serge Daney, son intérêt réside dans la "réponse à des questions qu'on se pose socialement, politiquement..." (1). Cette conception du cinéma - revendiquée par la majorité des réalisateurs et des critiques - définit moins cet art qu'elle ne désigne sa fonction : rendre compte des débats de société et plus généralement du mouvement caché des choses et des êtres. Par sa nature même, le cinéma aurait, selon Serge Toubiana, la capacité de "capter le réel " (2). Pour André Bazin, "le cinéma apparaît comme l'achèvement dans le temps de l'objectivité photographique" (3). Le critique explique qu'entre "l'objet" et sa représentation au cinéma, l'homme est absent. Seule, la caméra, instrument de reproduction mécanique, intervient. En réalisant une empreinte de la réalité tel un moulage, elle garantit la ressemblance et l'authenticité de la chose filmée. A un mot près, Jean Douchet reprend le concept : "on savait d'évidence que la photographie, c'est la vérité et que le cinéma, c'est vingt-quatre fois la vérité par seconde" (4). Les partisans de cette idée font donc reposer l'essence du cinéma sur trois mots clés : le réel, la vérité et l'objectivité. D'après eux, cet art est fait pour montrer le réel c'est à dire copier la nature, ce qui suppose la vérité à savoir la conformité de ce qui est dit et ce qui est, le tout étant rendu possible grâce à l'objectivité de l'art cinématographique.

Ainsi, Serge Toubiana déplore que le cinéma français n'ait pas abordé les questions du retour des religions, de la crise des mythologies et des idéologies, de la relation conflictuelle entre capital et travail... Il constate que le cinéma est devenu un "passe-temps, un loisir neutralisé, aseptisé, nous soulageant des grands débats de ce monde" (5). Les artistes ne jouent plus leur rôle "d'éclaireur". Cette expression "art réaliste" est antinomique car qui dit art suppose qu'il y ait invention, création et non imitation de la réalité. Ce concept est tout à fait contraire à la finalité du cinéma : "On peut faire payer les gens pour leur montrer du mensonge organisé", écrivait François Truffaut, "mais pas pour leur montrer de la vérité en vrac(6). Par ailleurs, cette idée repose sur un postulat totalement aberrant : la caméra comme enregistrement neutre du monde. Or, elle n'est qu'un instrument au service du réalisateur, elle exprime ses sentiments, par nature subjectifs. De plus, les contraintes de temps, d'espace additionnées à celles liées au spectacle, obligent tout cinéaste à opérer des choix. "Faire un film, disait François Truffaut, c'est choisir une partie du monde et oublier volontairement le reste" (7). André Bazin, comme les tenants de cette conception, cherche à gommer le rôle de l'artiste : "Certes, le metteur en scène de cinéma dispose d'une marge d'interprétation dans laquelle infléchir le sens de l'action. Mais ce n'est qu'une marge et qui ne saurait modifier la logique formelle de l'événement(8). Ce concept tend à ne retenir de l'art que l'acte de communication au détriment de celui de création, le travail de l'auteur se réduisant à la mise en scène du monde.



"A nos amours" de M. Pialat (1983)


Dans leur logique, la caméra révèle naturellement le réel, le cinéma n'est pas un langage. En fait, le réalisateur peut seulement recréer artificiellement des situations dont le réalisme et la vraisemblance seront obtenues grâce à son sens de l'observation et de "restitution". Eric Rohmer explique ainsi que "le cinéma offre la vision d'une réalité... " (9). Cette conception tend aussi à confondre cinéma et journalisme. Serge Daney pensait qu'"un film est toujours un documentaire sur l'état du matériau à filmer" (10). André Bazin admettait que le cinéma (notamment le néo-réalisme italien) s'inspirait de plus en plus du journalisme. Dans un éditorial, Serge Toubiana compare la télévision au cinéma : "... il serait illusoire de croire que de son côté la télévision ait devancé, capté ou compris quoi que ce soit à l'évolution du monde" (11). Il sous-entend que ces deux médias ont un objectif commun (donc se ressemblent), celui de "capter le réel". S'il est vrai qu'il nuance cette idée, le critique opère bien une confusion entre cinéma et journalisme : dans le même article, il cite pour exemple dans les "grands débats de société qui nous agitent ", la question du voile à l'école. Qui parle encore aujourd'hui de cet épiphénomène journalistique ? Personne. De son côté, Thierry Jousse pose une question capitale : "Qui fera le film du deuil sur le Parti communiste français ?" (12). Le cinéma ne serait donc qu'une grande messe du 20h, une chronique éphémère de la réalité quotidienne. Contre toute logique, les tenants de ce "cinéma Kleenex" intègrent l'art à la société de consommation. Selon ces critères de jugement, les films qui présentent un intérêt sociologique ou politique immédiat, sont préférés aux films purement cinématographiques. Ce concept aboutit en permanence à des révisions critiques, ces "films de circonstance" se dévaluant très vite. Comme Pierre Murat, ils finissent par dire de tel ou tel long-métrage qu'il était important "en son temps" (13). Hélas, de plus en plus de réalisateurs préfèrent suivre la mode et "faire vrai", oubliant que l'art est par essence intemporel et universel.

L'opposition entre réalisme et esthétisme remonte, d'après André Bazin, aux origines du septième art mais si l'on en croit notamment Antoine de Baecque (14), cette idée de "cinéma miroir" naît véritablement dans les années soixante, dans la mouvance contestataire. Les jeunes révolutionnaires veulent changer de système politique et économique pour fonder une société nouvelle conforme à leurs valeurs. Dans leur esprit, le cinéma, en tant que moyen de communication de masse, se doit de diffuser leur révolte en critiquant le capitalisme et la société de consommation. Le cinéma ne peut en aucun cas être un pur divertissement car selon leur idéologie, toute chose doit avoir une valeur d'usage (une utilité) sinon elle est superficielle, sans intérêt. Autrement dit, l'art sera subversif ou ne sera pas. A cette époque, les intellectuels se tournent vers le cinéma du Tiers-Monde (forcément réaliste), rejettent le cinéma hollywoodien (forcément fictionnel) et se demandent déjà comment le cinéma français a pu se couper de toute réalité. "La particularité géographique, économique et politique de chaque production est désormais prise en compte, elle devient même un élément du discours critique" (15), raconte Antoine de Baecque. "La démarche consiste à faire se rencontrer intimement l'esthétique du film et un vision politique du réel" (16). La fiction apparaît comme un mal nécessaire. Derrière ce concept, il ne faut donc pas voir l'idée naïve (?) et séduisante d'un cinéma neutre, simple enregistreur du réel mais bien celle d'un cinéma engagé, voire militant. Bien que l'action révolutionnaire ne soit plus de mise, le discours des artistes reste le même : Valeur suprême du système libéral, l'argent mène le monde , il corrompt, manipule tout. Ainsi, parlent-ils de "l'argent sale", du "libéralisme sauvage", de la "société réactionnaire"... Leur méfiance à l'égard de tout ce qui représente le pouvoir est intacte. L'ennemi juré demeure la bourgeoisie. Dans une chronique sur la vulgarité au cinéma, Jean Douchet exprime bien cet état d'esprit : il oppose la "classe dominante" caractérisée par la "vraie bassesse de la pensée bourgeoise", à la "classe populaire" dont la "vulgarité est en fait une forme de noblesse". Il insiste sur la nocivité de cette "classe dominante qui s'approprie le monde des arts pour le mettre à son service et en faire un moyen d'asservir les autres, (qui) veut éliminer la vulgarité (donc le peuple) de son univers" (17).



"La Chinoise" de J-L Godard (1967)


Cette époque voit la naissance de "l'intellectuel moderne" tel que nous le connaissons aujourd'hui : de formation universitaire, il excelle dans le monde abstrait. Notre intellectuel n'est pas à proprement parler un pragmatique, d'ailleurs il n'emploie jamais ce mot synonyme d'entrave à la liberté de penser et de créer. Les artistes bannissent la culture dominante, symbole de "l'idéologie petite-bourgeoise". Ils conceptualisent, inventent de nouvelles formes. Des "mouvements" naissent : le Nouveau cinéma, le Nouveau roman, le Nouveau réalisme... Olivier Céna juge l'expérience : "Oui, pour une bonne partie, l'art de ces trente dernières années, sans chair, dégage une infinie tristesse, une mélancolie née du plaisir qu'il nie, du vide qu'il produit, de son absence même, de son inexistence exposée. Il s'est épuisé en des recherches vaines, narcissiques. (...) Oui, l'art s'est morcelé, il s'est auto-démonté, comme un enfant casse son jouet et regarde, impuissant, ses propres débris. L'histoire s'achève par un grand désarroi" (18). En tant que critique, l'intellectuel se veut acteur de l'art cinématographique au même titre que le cinéaste. Il estime, comme Jean Douchet, que "la critique est un des aspects de la création, elle appartient indissolublement au domaine de l'art vivant" (19). Selon cette idée, une oeuvre d'art n'est pas un objet fini, suceptible d'être livré tel quel au public. Ainsi, les intellectuels se donnent eux-mêmes le rôle clé, celui de dévoiler, de déchiffrer le sens des films et de théoriser le cinéma. Ces critiques commettent une grave erreur en se prenant pour des créateurs et non de simples spectateurs. Cette inversion des rôles ne peut que les conduire à passer à côté du cinéma car ils vont penser le film, l'analyser, le décortiquer froidement comme des vautours sur un cadavre, au lieu de le sentir, de se laisser prendre, émouvoir. Ou comment considérer l'art comme une machine à produire des idées. Ceci explique pourquoi ils apprécient avant tout un film pour ses qualités formelles, l'intérêt des thèmes abordés, peu importe si le dit film est froid, aseptisé et fait figure d'épouvantail à spectateurs. Et Luc Ferry de jouer les candide : "Si le but de l'art est de saisir des idées, d'élaborer des concepts et non de susciter des sensations, comment en effet ne pas lui préférer la science et la philosophie, dont c'est par excellence l'affaire ?" (20). Si les intellectuels étaient courageux, ils seraient pragmatiques et réalistes. Ils ouvriraient les yeux au monde et les fermeraient au cinéma, et non l'inverse. Ils apprécieraient cet art pour ce qu'il est : un divertissement des sens.
>>> 2e partie : "Le cinéma mensonge-vraisemblable"


Florence Guernalec



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(1) "A voix nue" sur France-Culture, mai 1992
(2) "Ce qui attend le cinéma", Cahiers du cinéma n°427, janvier 1990
(3) "Onthologie de l'image photographique" in "Qu'est ce que le cinéma ?", éd. du Cerf, 1985, p14
(4) "L'amour du cinéma", Cahiers du cinéma n°435, septembre 1990
(5) cf (2)
(6) "Lettre contre le cinéma-vérité" in " Le plaisir des yeux" ed Flammarion, 1990, p261
(7) "La femme disparaît dans le train de la Ciotat" in " Le plaisir des yeux", p27
(8) "L'évolution du langage cinématographique" in "Qu'est ce que le cinéma ?", p72
(9) "Leçon d'un échec" in "Le goût de la beauté", éd. Flammarion, 1989, p155
(10) "Les résistibles retours du cinéma" in "Les Cahiers du cinéma, histoire d'une revue " d'Antoine De Baecque, tome 2, éd. Cahiers du cinéma, 1991, p314
(11) cf (2)
(12) "Métis et mémoire", Cahiers du cinéma n°428, février 1990
(13) "Le chêne", Télérama n°2227, 16 septembre 1992
(14) "Les Cahiers du cinéma, histoire d'une revue "
(15) "Le nouveau cinéma : tendances, espaces, figures" in "Les Cahiers du cinéma, histoire d'une revue ", p112
(16) "Découvrir la politique", idem, p172
(17) "De la vulgarité", Cahiers du cinéma n°426, décembre 1989
(18) in Télérama n°2215, 24 juin 1992
(19) "Le regard primitif" in "Les Cahiers du cinéma, histoire d'une revue", p45
(20) in L'Express n°2122, 5 mars 1992

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