Sommaire
Lettre à Marin Karmitz
PDG de MK2
|
Vous
avez déclaré à Télérama*,"Je ne vois pas comment on peut aimer en même
temps Kieslowski, ou Rossellini, et Luc Besson." Comme toutes les opinions
simplistes, votre affirmation paraît indiscutable. Moi, je n'ai aimé ni
"Trois couleurs : rouge", ni "Léon". Eh oui, c'est
possible ! Pourquoi devrais-je choisir entre les films Gaumont et ceux
de MK2 ? Comme d'habitude, vous vous enfermez dans des luttes partisanes,
jamais éloignées des intérêts marchands de votre business. "...je ne vois
absolument pas l'apport de Besson à l'art cinématographique... Rossellini,
lui, partait à la reconquête de la parole..." dites vous pour justifier
votre choix. Voilà la raison esthétique de votre dogme. Vous croyez que
le cinéma, ce sont des mots. Sans alibi littéraire, vous êtes perdu. Votre
génération a peur des images, il faudra bien un jour que vous l'admettiez...
Lorsque l'artisan laisse la place à l'homme d'affaires, vous changez de
discours : "Je n'ai jamais admis un système d'exclusion. L'important,
c'est de produire à la fois "Les Visiteurs", Kieslowski et Straub."
Vous vous prenez les pieds dans vos propres contradictions. Je suis prête
à parier que votre nez s'allonge lorsque vous déclarez : "... la beauté
du cinéma français, c'est son pluralisme." En réalité, vous condamnez
sans appel "l'entertainment". Avec vos compagnons de route,
vous formez une congrégation de jansénistes : vous refusez le cinéma de
divertissement comme les religieux au moyen-âge condamnaient le rire parce
qu'ils s'imaginaient alors que c'était un signe de sottise. Contrairement
à vous, je ne suis pas une intégriste, je ne fais partie d'aucune chapelle.
Je ne juge pas les films avec l'Histoire du cinéma mondial dans une main,
"Le Petit livre rouge" dans l'autre. Il faut avoir un esprit
léger pour entrer dans l'univers d'un cinéaste, pour accepter ses idées
les plus farfelues. Comment vous, l'adepte de la pensée unique, pouvez
supporter tous ces films si différents ? Très mal sans doute.
Vous ne connaîtrez jamais le plaisir de vous faire embarquer dans une
histoire, d'être le témoin, le Spectateur d'une aventure, je vous plains...
Alors bien sûr, vous vous donnez des airs de grand démocrate, vous parlez
sans conviction comme un juriste de l'ONU : "...on a le droit de tout
aimer ! On a le droit d'aimer tout le monde ! ... A condition de savoir
pourquoi. D'avoir un point de vue..." Ce raisonnement est très séduisant,
mais vous oubliez une loi essentielle : l'art, contrairement aux sciences
humaines, est une affaire de passion. Une œuvre en appelle à nos sens
et non à notre intellect. Notre plaisir (ou notre ennui) est donc indépendant
des qualités intrinsèques d'un film. Vous rejetez cette subjectivité exacerbée
: "J'aime" ou "J'aime pas." Pour vous, avoir un "point de vue" sur un
film, ce serait comme tomber amoureux d'une femme après avoir fait l'analyse
de ses mensurations et de son Q.I ! Et puis franchement, croyez-vous que
le cinéma soit une affaire suffisamment sérieuse et compliquée pour que
le public ait besoin d'explications de textes pour apprécier une œuvre
? Interrogez les gens dans la rue, ils vous diront tous que pour eux,
le cinéma n'est qu'un divertissement, une parenthèse, une respiration
dans leur vie quotidienne.
Bien sûr, on peut préférer les films qui expriment à la fois des idées
sur le monde et des idées sur le cinéma comme disait Truffaut. Le problème
c'est que vous avez la faiblesse de croire que le 7e art a une grande
mission sociale, politique, philosophique... J'en passe et des meilleures.
Vous n'en êtes pas encore à comparer Kieslowski à Kant mais vu le sérieux
avec lequel tout le monde parle aujourd'hui de cinéma, on peut tout craindre.
Vous ne comprendrez jamais que l'important c'est le PLAISIR qu'on éprouve
à la vision d'un film, le reste ne compte pas.
Florence
Guernalec
*Télérama
n° 2366, p 20 à 28 (17 mai 1995)
|
thé,
crackers
et cinéma
|
|