thé, crackers et cinéma
a r c h i v e s
 



Numéro 3
15 Février 1995
Cher Marc Esposito,


Sommaire
Lettre ouverte
à Marc Esposito

directeur de Studio Magazine





























Nous nous sommes croisés il y a quelques années à Studio... Pour un journaliste, vous n'êtes pas très bavard. Vous avez toujours l'air d'être dans la lune et de bonne humeur. C'est à cette époque que j'ai réalisé qu'il existe réellement des gens qui sont payés pour voir des films ! Je n'en reviens toujours pas. Vous vous levez tard, fréquentez les vedettes et prenez souvent l'avion. C'est pas un peu décadent comme métier "critique" ? Enfin aujourd'hui, vous êtes "chroniqueur"...

Votre habit de candide vous sied à merveille, personne ne pourrait jouer ce rôle mieux que vous. Vous croyez au cinéma comme on croit au Père Noël, c'est plutôt réjouissant. Vous pensez même fermement que le cinéma est plus beau que la vie. Et c'est vrai que pour certains films, on aimerait bien traverser l'écran. Mais contrairement à vous, je me réjouis tous les jours que les réalisateurs soient rarement touchés par la grâce et que beaucoup ne tournent qu'une nouvelle version des Misérables. Comme ça, je peux rentrer chez moi rassurée : la vie - MA vie - est bien plus chouette que celle des personnages des films. Je m'en réjouis d'autant plus que dans ce domaine le cinéma français est le premier au monde après les russes, les suédois, les finlandais et les chinois. Les américains peuvent aller se rhabiller !

Vous voyez il y a encore quelques années, je ne comprenais pas pourquoi les yankees faisaient des remakes de nos films mais quand j'ai vu "La Totale !" après l'excellent "True Lies", mon patriotisme en a pris un coup. Le film de Claude Zidi n'atteint pas le minimum de crédibilité requis, les situations manquent totalement de relief, son agent secret a l'air aussi futé qu'un berger allemand, tout est "rikiki" et si familier. Une catastrophe. Même Télérama préfère le remake, c'est dire... "True Lies" commence là où "La totale !" s'arrête : les effets sont démultipliés, James Cameron fait exploser le scénario. En fait, vous expliquez très bien dans une de vos chroniques que la différence entre les deux cinématographies n'est pas une question de moyens mais une affaire d'esprit : "En Amérique, on "croit" encore très fort au cinéma. "Big" en est la nouvelle preuve éclatante (...) Ça aurait pu techniquement, financièrement, être fait en France. Mais pour penser à "Big", pour faire Big (l'histoire d'un garçon de 12 ans qui vit dans un corps d'adulte), il faut croire encore dans la force du cinéma à un point dont seuls les américains sont capables." Inversement, donnez à n'importe quel réalisateur français, le scénario et le budget pour tourner "L'Arme fatale", notre metteur en scène réaliserait un drame intimiste sur un policier déprimé par son divorce et confronté à la dure réalité de la vie des banlieues rongées par le chômage, le sida, la drogue et le racisme où on risque sa vie à chaque instant pour défendre les exclus, les sans-grades contre les gens de pouvoir. Le film serait tourné à la Pialat façon "Police", caméra à l'épaule et dialogues inaudibles pour faire plus vrai ! La supériorité des américains, c'est d'avoir fait de l'"entertainment" un mode de vie. Aux Etats-Unis, tout est du cinéma, tout est à son "échelle", celle de la démesure. A propos du remake du film "Les fugitifs" (réalisé par Francis Veber lui-même), vous dites d'ailleurs très bien que "... les décors, les voitures, les flics américains sont beaucoup plus cinégéniques que les français... " Si le mot "entertainment" peut se traduire dans toutes les langues, il reste plus que jamais attaché aux Etats-Unis. Cela dit, vous ne dites pas vraiment ce qu'on peut faire : devons nous nous résigner à ce que le cinéma appartienne aux américains, comme nous possédons les meilleurs vignobles ? Ou suffirait-il que les français se prennent moins au sérieux ?

Vous avez raison de vous élever contre les films à thèse prétentieux et interminables. Vous avez mille fois raison de juger les films à l'aune du plaisir que vous avez éprouvé et non d'un quelconque discours critique. Vous dites - simplement - des vérités, on a parfois l'impression que vous "enfoncez des portes ouvertes", en réalité vous êtes quasiment le seul à prendre en compte la dimension communication dans le processus créatif d'un film : "Pour captiver, émouvoir ou faire rire des spectateurs (...), il y a une infinité de règles à respecter, de mélanges à éviter, de procédures impossibles à contourner." C'est peut-être grâce à vous et quelques idéalistes dans votre genre que ces idées sont en train de faire leur chemin. Bien sûr, aux Cahiers et à Positif, vous devez encore passer pour un farfelu infréquentable, mais aujourd'hui, les professionnels de la profession sont en train de vous donner raison : ils commencent à admettre qu'un film n'est vraiment réussi que s'il a séduit le plus grand nombre... et pour la majorité des spectateurs qui vous lisent, je suis sûre que vous êtes un héros. Néanmoins, quand vous défendez à longueur de chroniques "Pretty Woman" ou que vous vous enthousiasmez pour "Jurassic Park", "Germinal" ou "Forrest Gump", je regrette qu'il n'y ait plus de jeux du cirque pour vous jeter dans la fosse aux lions... et ceux dont je rêve dans ces moments-là ne seraient pas sous contrat à la MGM ! Comment se peut-il que nous ayons la même conception du cinéma mais rarement les mêmes goûts ?

Par exemple, pour moi, le film de Garry Marshall n'est qu'une guimauve, une version à peine remodelée de Cendrillon. Tout est propret, Richard Gere a un beau smoking et Julia Roberts une belle robe rouge, ils sont jeunes, un peu fadasses et ont un beau sourire. Est-ce que cela fait un film pour autant ? Pour moi, cette histoire d'amour, ce conte de fée à l'eau de rose relève du cauchemar. Si vous avez raison de dire que les américains sont les seuls à avoir gardé "toute la naïveté, toute la fraîcheur d'enfants émerveillés", vous oubliez que cette qualité donne souvent à l'écran des films niaiseux. De "Pretty Woman", je ne sauverais que la brillantissime chanson de Roy Orbison. Et ce n'est pas parce que vous nous avez confié dans une de vos chroniques que vous aviez un cœur d'artichaut que je vous excuse : tous les prétextes sont bons pour parler de l'héroïne de "Pretty Woman". Bon, c'est vrai il y a plus moche que Julia Roberts mais quand même... Je suis sidérée. Est-ce que vous pensez que j'ai assez de talent pour parler de la même manière de Buster Keaton sans que les lecteurs trouvent ça anormal ? Je sais que vous vous apprêtez à réaliser votre premier long-métrage, j'espère que vous n'allez pas vous empresser d'oublier tout ce que vous avez appris sur le cinéma, je ne saurais trop vous conseiller, pour un début, la relecture de vos chroniques !

 

Florence Guernalec

 

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