thé, crackers et cinéma
a r c h i v e s
 



Numéro 20
14 Juin 1995
Cher Mathieu Kassovitz,


Sommaire
"La Haine"
de Mathieu Kassovitz


fiche technique et artistique



























Vous êtes un garçon intelligent, votre film en atteste. Vous savez donc combien il est difficile de regarder "La Haine" sans penser à la réalité. En reprenant des images d'actualité au début de votre film, vous avez vous même pris le risque de la comparaison. Soyez tranquille, je ne vous poserai pas de questions sur le malaise des banlieues, je ne vous demanderai pas si vous aviez le droit de parler de ce que vous ne connaissiez pas, je ne vous reprocherai pas une réalisation soignée... Vous dites dans toutes vos interviews : "Ce n'est pas un film sur les banlieues, c'est un film sur les bavures policières". Dont acte. Bien que nous soyons de la même génération, je ne vous tutoierai pas, d'abord par respect, ensuite parce que cela me placerait à bon compte là où il faut être : de votre côté... Je ne tiens pas non plus à vous faire passer pour le porte-parole d'une génération ou d'un groupe social, ce serait ridicule et vous ne seriez pas dupe. Je n'ai pas envie de vous poser de questions pièges pour montrer aux lecteurs que vous n'êtes qu'un amateur de rap qui n'aime pas les flics, parce qu'au vu de votre film, vous valez plus cher que le discours convenu dans lequel vous tombez parfois...

Je pense qu'il est bien plus important de parler de votre mise en scène, diabolique et ingénieuse. Vous réussissez, par exemple, très bien à décrire l'atmosphère qui règne dans cette cité ce jour là : des images d'actualité empruntées à plusieurs manifestations encore dans les mémoires, puis le faux commentaire de la journaliste, nous résument en quelques séquences les événements tragiques de la nuit. On passe de la réalité à la fiction sans accroc, ce tour de passe-passe rappelle la formidable manipulation d'un Oliver Stone développant sa thèse autour de l'assassinat de JFK...
Ce qui est formidable dans "La Haine", c'est que vous réussissez à jouer en permanence sur deux registres : la tension et la franche rigolade. Cette crispation est présente du début à la fin grâce à une idée de scénario géniale : l'arme trouvée par l'un des héros devient de fil rouge de l'histoire, elle apparaît et disparaît tout au long du film. Son absence du champ de la caméra, est au bout du compte plus inquiétante que sa présence... En faisant apparaître à l'écran le temps qui s'écoule, vous enclenchez la minuterie de cette bombe à retardement, vous faites monter la pression. Le spectateur, lui, n'est sûr que d'une chose : le drame est inévitable. Mais en recentrant toute l'action sur trois pieds-nickelés, vous nous faites rire aux dépens de trois pauvres diables : leur déambulation sans but dans la cité, leur équipée à Paris la grande inconnue, leurs conversations dérisoires, leur langage incroyable sont autant de scènes vivantes qui font de "La Haine", un film léger et plaisant. Vous filmez non pas de grandes idées mais les personnes. Vous avez trouvé la bonne distance alors que vous auriez pu avoir la vanité de vouloir tout dire, tout mettre, vous auriez pu avoir l'obsession de faire vrai à tout prix. Je trouve que pour vos vingt-sept ans, vous avez fait preuve d'une maturité extraordinaire...

Dans "La Haine", vous montrez également très bien le manque de respect entre les individus, les atteintes à l'intégrité physique et morale des personnes. Je pense notamment à la scène de la garde à vue musclée qui met mal à l'aise, mais aussi à des actes plus anodins : la petite bande passe son temps à s'insulter, se dispute sans cesse pour des broutilles, aborde les gens en les agressant... Ce ne sont que des mots, c'est vrai, d'autant qu'ils y mettent les formes, voir la série des "Ta mère,..." Mais cette violence gratuite, inouïe, qui passe dans leur langage, est tout de même révélatrice d'un besoin de rabaisser voire d'humilier l'autre, une attitude qui ne peut que nourrir la haine. "Aujourd'hui, on n'arrête pas d'augmenter la dose, partout." dites vous en prenant à témoin les médias*. C'est vrai, il suffit d'entendre tous ces animateurs - faussement impertinents - déraper, confondre humour et insultes, traiter leurs invités comme des chiens et prendre les auditeurs et les téléspectateurs pour des imbéciles pour comprendre que la ligne jaune a été depuis longtemps franchie. Oscar Wilde disait de ce genre de personnes qu'elles "connaissent le prix de tout mais la valeur de rien". En l'occurrence, la valeur d'une vie humaine semble aujourd'hui, ici comme ailleurs, en chute libre... "C'est l'histoire d'une société qui est en train de tomber et qui , au fur et à mesure de sa chute, se dit : jusqu'ici, tout va bien, jusqu'ici tout va bien...."

 

Florence Guernalec

 

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