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Vous
êtes un garçon intelligent, votre film en atteste. Vous savez donc combien
il est difficile de regarder "La Haine" sans penser à la réalité.
En reprenant des images d'actualité au début de votre film, vous avez
vous même pris le risque de la comparaison. Soyez tranquille, je ne vous
poserai pas de questions sur le malaise des banlieues, je ne vous demanderai
pas si vous aviez le droit de parler de ce que vous ne connaissiez pas,
je ne vous reprocherai pas une réalisation soignée... Vous dites dans
toutes vos interviews : "Ce n'est pas un film sur les banlieues, c'est
un film sur les bavures policières". Dont acte. Bien que nous soyons de
la même génération, je ne vous tutoierai pas, d'abord par respect, ensuite
parce que cela me placerait à bon compte là où il faut être : de votre
côté... Je ne tiens pas non plus à vous faire passer pour le porte-parole
d'une génération ou d'un groupe social, ce serait ridicule et vous ne
seriez pas dupe. Je n'ai pas envie de vous poser de questions pièges pour
montrer aux lecteurs que vous n'êtes qu'un amateur de rap qui n'aime pas
les flics, parce qu'au vu de votre film, vous valez plus cher que le discours
convenu dans lequel vous tombez parfois...
Je pense qu'il est bien plus important de parler de votre mise en scène,
diabolique et ingénieuse. Vous réussissez, par exemple, très bien à décrire
l'atmosphère qui règne dans cette cité ce jour là : des images d'actualité
empruntées à plusieurs manifestations encore dans les mémoires, puis le
faux commentaire de la journaliste, nous résument en quelques séquences
les événements tragiques de la nuit. On passe de la réalité à la fiction
sans accroc, ce tour de passe-passe rappelle la formidable manipulation
d'un Oliver Stone développant sa thèse autour de l'assassinat de JFK...
Ce qui est formidable dans "La Haine", c'est que vous réussissez
à jouer en permanence sur deux registres : la tension et la franche rigolade.
Cette crispation est présente du début à la fin grâce à une idée de scénario
géniale : l'arme trouvée par l'un des héros devient de fil rouge de l'histoire,
elle apparaît et disparaît tout au long du film. Son absence du champ
de la caméra, est au bout du compte plus inquiétante que sa présence...
En faisant apparaître à l'écran le temps qui s'écoule, vous enclenchez
la minuterie de cette bombe à retardement, vous faites monter la pression.
Le spectateur, lui, n'est sûr que d'une chose : le drame est inévitable.
Mais en recentrant toute l'action sur trois pieds-nickelés, vous nous
faites rire aux dépens de trois pauvres diables : leur déambulation sans
but dans la cité, leur équipée à Paris la grande inconnue, leurs conversations
dérisoires, leur langage incroyable sont autant de scènes vivantes qui
font de "La Haine", un film léger et plaisant. Vous filmez non
pas de grandes idées mais les personnes. Vous avez trouvé la bonne distance
alors que vous auriez pu avoir la vanité de vouloir tout dire, tout mettre,
vous auriez pu avoir l'obsession de faire vrai à tout prix. Je trouve
que pour vos vingt-sept ans, vous avez fait preuve d'une maturité extraordinaire...
Dans "La Haine", vous montrez également très bien le manque
de respect entre les individus, les atteintes à l'intégrité physique et
morale des personnes. Je pense notamment à la scène de la garde à vue
musclée qui met mal à l'aise, mais aussi à des actes plus anodins : la
petite bande passe son temps à s'insulter, se dispute sans cesse pour
des broutilles, aborde les gens en les agressant... Ce ne sont que des
mots, c'est vrai, d'autant qu'ils y mettent les formes, voir la série
des "Ta mère,..." Mais cette violence gratuite, inouïe, qui passe dans
leur langage, est tout de même révélatrice d'un besoin de rabaisser voire
d'humilier l'autre, une attitude qui ne peut que nourrir la haine. "Aujourd'hui,
on n'arrête pas d'augmenter la dose, partout." dites vous en prenant à
témoin les médias*. C'est vrai, il suffit d'entendre tous ces animateurs
- faussement impertinents - déraper, confondre humour et insultes, traiter
leurs invités comme des chiens et prendre les auditeurs et les téléspectateurs
pour des imbéciles pour comprendre que la ligne jaune a été depuis longtemps
franchie. Oscar Wilde disait de ce genre de personnes qu'elles "connaissent
le prix de tout mais la valeur de rien". En l'occurrence, la valeur d'une
vie humaine semble aujourd'hui, ici comme ailleurs, en chute libre...
"C'est l'histoire d'une société qui est en train de tomber et qui , au
fur et à mesure de sa chute, se dit : jusqu'ici, tout va bien, jusqu'ici
tout va bien...."
Florence
Guernalec
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