thé, crackers et cinéma
n o t e s

   

1993

Pour une nouvelle définition du cinéma


3e partie :
LES ACTEURS
"LES MODERNES VS
L'ACTOR'S STUDIO"


Buster Keaton

Un Moderne est un acteur qui ne se prend pas au sérieux. Son art consiste à être naturel (être vrai) tout en jouant la comédie (en faisant semblant). Il sait que le cinéma n'est qu'un jeu. Pour lui, interpréter un rôle signifie incarner un personnage et non devenir ce personnage tel que le prônent les acteurs de la Méthode. En se tenant au mensonge vraisemblable, les comédiens classiques imposent une distance entre leur rôle et eux-mêmes. Cette approche leur permet d'exprimer des sentiments extrêmes tels que le désespoir ou la colère sans créer un malaise chez le spectateur. Les Modernes restent toujours pudiques. Au contraire, un acteur de la Méthode donnera l'impression que c'est lui qui souffre et non son personnage. Dans ce cas, le public devient réellement un voyeur. Il se culpabilise de regarder un tel spectacle. Les Modernes ont pour unique souci de faire passer un sentiment ou une émotion. La condition "sociale" des personnages leur importe peu. Le cinéma ne vise pas à reproduire la vie réelle sinon il suffirait de filmer l'homme de la rue. Autrement dit, il n'est pas question de faire un stage dans un commissariat pour jouer un flic, de vivre dans un hôpital psychiatrique pour interpréter un fou, de circuler dans une chaise roulante pour incarner un handicapé... Un comédien n'est pas un imitateur. Leur métier n'est intéressant que parce qu'ils font semblant : "c'est pour de faux" comme disent les enfants. Dans "Marathon man" de John Schlesinger, la rencontre Laurence Olivier-Dustin Hoffman tourne à la leçon de comédie : alors que dans une scène leurs personnages doivent être essoufflés, l'acteur américain pique un cent mètres juste avant la prise, de sorte qu'il était réellement à bout de souffle. Sir Olivier ne bouge pas. Etonné, Dustin Hoffman demande à l'acteur britannique comment il fait. Laurence Olivier répond : "I act" !

"Il y des gens que la caméra n'aime pas et des gens que la caméra aime" disait Howard Hawks. La formule est cruelle mais sans appel. Contrairement au théâtre, le cinéma exige des acteurs une présence. Parce que le mouvement d'un film n'émane pas du Dieu caméra mais des comédiens, le déplacement de leur corps dans l'espace et la musique de leur voix doivent "impressionner la pellicule". Le physique est si primordial qu'il conditionne leur jeu : les acteurs qui ont une présence à l'écran sont des classiques ; les autres deviennent des adeptes de l'Actors' Studio. Si les acteurs de la Méthode cabotinent, c'est uniquement pour compenser leur manque de charisme. Ils sont prêts à tout pour se faire remarquer : s'enlaidir, se vieillir, se travestir, se doter d'une infirmité. Ces quasimodos du cinéma ne jouent pas la comédie, ils font une performance comme les sportifs. Aux remises de prix, Il serait plus équitable de récompenser aussi leur coiffeur, leur maquilleur et leur costumier. Les Modernes enrichissent leur personnage de leur personnalité, et par leur présence, ils entretiennent le suspense. Ils participent à la manipulation du spectateur. Pour préserver leur attrait, les Modernes jouent de manière sobre, presque en demi-teinte. "Cette retenue, disait François Truffaut, fait rêver, accroît le mystère et permet au spectateur de remplir le vase". Le Moderne type, c'est l'acteur hitchcockien. Dans "La main au collet", Alfred Hitchcock filme une Grace Kelly timorée, empruntée mais au moment où on s'y attend le moins, elle embrasse Cary Grant. L'effet de surprise joue pleinement, on ne peut s'empêcher de rire. L'actrice avec la complicité du cinéaste, a déjoué les anticipations du spectateur et nous a mené par le bout du nez.

 


Buster Keaton, le père spirituel



Au temps du muet, le jeu des acteurs repose sur une outrance de la mimique. Le cinéma n'est alors qu'un art de la pantomime. Les comiques cherchent à entretenir une complicité avec les spectateurs. L'auteur Keaton va rompre avec les lois du music-hall : il fait du cinéma une "scène" fermée et crée à l'intérieur son propre univers. Le jeu rentré de "l'homme qui ne sourit jamais" passe pour de l'impassibilité. Aujourd'hui, cette sobriété apparaît éminemment moderne. Dans son analyse de Buster Keaton, Jean-Patrick Lebel* insiste sur la beauté de ce visage grave, tout de ferveur, de noblesse, d'énergie et d'intelligence concentrées. Il voit dans son dépouillement la manifestation d'une richesse expressive et d'une prodigieuse subtilité. La souplesse de son corps née de ses dons d'acrobate, produit une "mélodie gymnique" faite d'instants de grâce émouvants. Buster Keaton n'a pas besoin de recourir à des artifices vestimentaires ou corporels, le comédien s'impose naturellement. Buster Keaton personnifie à lui seul tous les acteurs classiques : comme lui, les Modernes s'adaptent à tous les milieux et prennent un air faussement détaché pour mieux nous surprendre.


Florence Guernalec



* " Keaton ", coll. classiques du cinéma, ed. universitaires, 1964

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