1992
Pour une nouvelle définition du cinéma
2e partie :
"LE CINEMA MENSONGE
VRAISEMBLABLE"

"Le voyage
dans la lune"
de G. Méliès
(1902)
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"On veut, des
polars, des comédies, des films d'aventure, de science-fiction, d'amour,
des films qui pensent à notre plaisir, avec une histoire qu'on comprend,
avec des filles et de la musique, du suspense, des flingues, de l'émotion,
des éclats de rire, du sexe, des grands sentiments, tout ce que vous voulez
mais que ça bouge, que ça vive, qu'on pleure, qu'on rigole, qu'on s'accroche
à son fauteuil. On ne demande pas grand chose finalement : juste du cinéma",
écrit Marc Esposito en spectateur (21).
Cette requête est sublime parce qu'elle est tout à l'image de cet art
: belle, simple, vivante et naïve. Au commencement, la salle de cinéma,
lieu de projection des films et le public venu en nombre assister à un
spectacle pour éprouver des sensations. "Le rectangle de l'écran doit
être chargé d'émotion", disait Alfred
Hitchcock (22). Le cinéma
ne donne pas à réfléchir et n'est surtout pas une chose grave et sérieuse
mais un jeu. Le cinéaste n'a rien à dire, il a à montrer, non le réel
dans sa crudité mais sa poésie et son mystère. "Ainsi, le but premier
de l'art, affirme Eric
Rohmer, est-il de reproduire non l'objet sans doute, mais sa beauté"
(23).
Tout bon film raconte - à travers l'émancipation du héros - la découverte
des valeurs qui font le sel de l'existence. Tous ces films nous invitent
au fond à la même chose : croquer la vie à pleines dents. Faire du
cinéma, c'est donc avoir l'ambition d'embellir et d'intensifier la vie.
Mais, en dernier lieu, l'intérêt d'un film se mesure au degré de plaisir
qu'il nous procure et uniquement à cela. Par plaisir, nous entendons l'état
d'euphorie dans lequel nous sortons de la salle, lorque nous sommes littéralement
galvanisés et que nous abandonnons notre gravité affectée pour ne voir
que le bon côté des choses. En cela, le cinéma répond entièrement à ces
aspirations : d'un côté, il nous rassure en nous assènant des certitudes ;
de l'autre, il nous donne des raisons d'être optimiste en nous montrant
ce qu'il y a de merveilleux et d'éblouissant dans le quotidien.
Si le mot cinéma est indissociable du mot populaire, c'est uniquement
parce que cet art s'intéresse à nous, tout simplement, apparemment sans
détour : "la beauté du travail réside dans sa sournoiserie,
remarquait François
Truffaut, car le metteur en scène donne l'impression qu'il a seulement
enregistré ces paysages sublimes, ces acteurs magnifiques, ces actions
poignantes..." (24). Ici,
nous touchons à l'essence même du cinéma : une alliance passée entre la
vérité et le mensonge, le réel et la fiction. En clair, la singularité
de cet art, c'est de pouvoir en même temps toucher le public en filmant
la réalité humaine et le divertir en s'affranchissant de la réalité quotidiennne.
Faire du cinéma revient donc à jouer sur ce mélange contre nature. Mais,
cette "manipulation des coeurs" doit toujours se faire de manière désintéressée
car la raison d'être et la magie du cinéma dépendent de sa futilité. François
Truffaut résumait ainsi cette idée : "D'abord créé pour reproduire
la réalité, le cinéma est devenu grandiose chaque fois qu'il a réussi
à surpasser cette réalité en s'appuyant sur elle, chaque fois qu'il a
pu donner de la plausibilité à des événements étranges ou des êtres
bizarres, établissant ainsi les éléments d'une mythologie en images" (25).

"Fenêtre sur cour"
d'A. Hitchcock (1954)
Définir le cinéma, c'est aussi dégager ses règles ; des lois qui
découlent directement de ses propriétés et qui le distingue des autres
arts et disciplines audiovisuelles. Parce qu'il a permis de montrer ce
qu'on ne pouvait qu'imaginer (acte de création) et décrire (acte de communication)
auparavant, "le cinéma, selon Eric Rohmer, n'est pas un art
qui dirait, différemment, des choses que les autres art disaient, mais
qui dirait des choses elles-mêmes différentes" (26).
Première loi, le cinéma impose le
conditionnement du public... "Faire de la direction de spectateurs"
disait Alfred Hitchcock (27),
c'est exercer son emprise, sa domination sur les gens, diriger leurs pensées
pour les emmener là où on veut. En vérité, dans tout spectacle (mais plus
encore pour cet art vivant), le public doit avoir un "rôle passif", doit
se laisser prendre au jeu. Ce conditionnement vise à faire accepter aux
spectateurs l'univers singulier du cinéaste mais aussi les inévitables
invraisemblances de l'histoire. Ces invraisemblances proviennent essentiellement
d'une simplification extrême du monde (concentration sur un problème précis,
clarté des intentions...) et d'une dramatisation de l'action (intensification
et démultiplication des émotions...). Pour que le spectateur ait été dépouillé
de toute distance critique, les choix de mise en scène doivent être ceux
qui tiennent le plus sûrement le public en haleine, qui ne lui laissent
pas de répit. Le cinéaste doit donc chercher à éliminer les temps morts,
à donner du rythme au film. Chaque plan doit être fermé de sorte qu' aucune
interprétation de la part du spectateur ne doit être possible. En résumé,
tout film doit contenir - au sens large - un suspense. Mais toujours au
nom de ce conditionnement, la mise en scène doit rester invisible, le
spectateur doit oublier que ce qu'il voit sur l'écran, n'est pas spontané.
Pour reprendre l'expression de Jean
Renoir, nous dirions qu'il doit y avoir "dans le mouvement du film,
un côté inéluctable qui l'apparente au courant des ruisseaux, au déroulement
des fleuves" (28).
Deuxième loi, le cinéma est un moyen
de création et de communication essentiellement visuel. Le réalisateur
montre, donne des informations avant tout par l'image. Plus précisément,
le cinéaste s'exprime par la mise en scène, c'est à dire par l'organisation
des êtres et des choses dans un espace. Un film n'est pas, selon l'expression
d'Alfred Hitchcock, de la "photographie des gens qui parlent" (29).
Le réalisateur britannique, soucieux de ne pas faire de théatre filmé,
considérait les dialogues comme "un bruit parmi les autres, un bruit
qui sort de la bouche des personnages dont les actions et les regards
racontent une histoire visuelle" (30).
Cette préférance pour l'image s'explique notamment par le fait qu'il est
difficile d'écouter et d'assimiler un dialogue ininterrompu, à fortiori
lorsqu'il s'agit d'un texte. A ce propos, François Truffaut écrivait :
"Tout ce qui est dit au lieu d'être montré est perdu pour le public" (31).
Il faut donc admettre que n'importe quel sujet ne peut être abordé au
cinéma, certains sont "cinématographiques", d'autres non. Ainsi, avant
de se lancer dans l'aventure d'un film, les réalisateurs devraient d'abord
se demander comme Alfred Hitchcock, si leur sujet présente un intérêt
visuel. Si oui, l'image doit toujours être préférée aux dialogues explicatifs.

"La Rose pourpre du Caire"
de W. Allen (1985)
Troisième loi, le héros de cinéma
est un passeur entre les spectateurs et le film. Parce que l'histoire
est racontée de son point de vue , nous suivons le film à travers son
regard. Ce lien tacite avec le public est indispensable pour que le cinéma
existe en tant que tel : son intérêt et son engouement viennent simplement
du fait que l'Homme en est le sujet et l'objet, de manière vivante et
immédiate. "Pour la première fois, (...), un art rejoignait la foule
qui sur un écran de lumière crayeuse pouvait se voir bouger, agir, se
contempler en mouvements, découvrir son double à travers les images d'un
rêve éveillé" écrit René
Bonnell (32). Les personnages
doivent donc être humains, proches de nous, familiers : leurs comportements
et leurs émotions doivent nous concerner. Le héros en particulier doit
devenir notre frère. Mais en même temps, pour être véritablement fascinant
(entretenir l'ambiguïté réel- fiction, le conditionnement), ce héros doit
être "bigger than life" ("plus grand que la vie"). Il doit posséder de
plus belles qualités physiques et morales que nous. Jean Renoir disait
: " ... si au cinéma on me montre les mêmes gens que je peux rencontrer
au café, je ne vois pas pourquoi je n'irais pas au café plutôt qu'au cinéma.
C'est plus confortable et on y peut consommer" (33).
Le héros type pourrait être celui incarné par Buster Keaton selon le triptyque
"incompétence - adaptation - suradaptation" (34),
mis en évidence par Robert
Benayoun. Il s'agit d'un homme ordinaire, qui plongé contre son gré
dans des aventures extraordinaires, se transforme petit à petit en héros
pour surmonter les obstacles. La démesure ne provient donc pas du personnage
mais des situations.
Moralité, tout film n'est pas du cinéma. Méfions nous des contrefaçons.
>>> 3e partie : "Les acteurs,
les Modernes vs l'Actor's Studio"
Florence
Guernalec
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thé,
crackers
et cinéma
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(21) "La stratégie
du plaisir" in Studio magazine n°51, juin 1991
(22) in "Hitchcock-Truffaut", éd. Ramsay, 1989, p47
(23) "Vanité que la peinture" in "Le goût de la beauté", p70
(24) "La femme disparaît dans le train de la Ciotat" in "Le plaisir des
yeux", p27
(25) "Donner du plaisir ou le plaisir du cinéma" in "Le plaisir des yeux",
p38
(26) in "Le goût de la beauté", p21
(27) "Hitchcock-Truffaut", p231
(28) "A propos de "Ma vie et mes films" par Jean Renoir " in "Le plaisir
des yeux" de François Truffaut, p154
(29) in "Hitchcock-Truffaut", p47
(30) in "Hitchcock-Truffaut", p183
(31) in "Hitchcock-Truffaut", p12
(32) in "La vingt-cinquième image, une économie de l'audiovisuelle", éd.
Gallimard-Femis, p12
(33) "Renoir américain" in "Le goût de la beauté" de Eric Rohmer, p152
(34) in "Le regard de Buster Keaton", éd. Ramsay, 1987 |